mercredi 21 mars 2007

Echallat ou l'énergie du désespoir

Dans la ville de Tunis la peur a envahi les filles.
Des jeunes filles abandonnent leurs habits sexy et change de tenue.
Des lycéennes marchent collées aux murs en regardant de temps en temps derrière elles.
La tension devient plus forte quand un inconnu passe en moto.
Les filles s’éloignent du pavé. Elles s’adossent au mur, en protégeant leurs visages.
Que se passe-t-il ?
On raconte qu’il y a un « Challat » qui rôde dans la cité à moto avec une lame à la main.
Quand il aperçoit une fille qui porte un jean serré ou une jupe trop courte, il lui lacère les fesses avec sa lame et il disparaît.
On raconte que les urgences des hôpitaux reçoivent tous les jours plusieurs filles aux fesses tailladées.
On raconte aussi qu’il ne s’agit pas d’un seul homme, mais d’un groupe de jeune gens à motos qui accomplissent les mêmes sévices un petit peu partout dans la ville.
On raconte aussi que c’est un signe de l’apocalypse.
Et on raconte beaucoup d’autres choses sur le sujet.

Si je reviens sur cette rumeur entretenue pendant un certain temps à Tunis, c’est pour essayer de comprendre pourquoi notre inconscient collectif en 2003 à inventé ce personnage absent/présent dans une ville favorable à la rumeur et qui pour le coup invente son « héros ».
Et aussi pour essayer de déchiffrer la névrose de toute une société, de toute une ville dans son rapport à la manifestation du corps féminin.

Quand j’avais essayé de me représenter la figure du « Challat » J’avais vu en lui un personnage apocalyptique cachant son visage avec un casque noire et rôdant à travers la ville sur sa moto, d’un quartier à l’autre, lame à la main, à la recherche d’une proie, d’une paire de fesse mise en valeur.
Il s’est donné une mission.
Punir les femmes qui exposent leurs avantages.
C’est le chevalier obscur, le défenseur d’une certaine justice à laquelle il croit au point de « passer à l’acte » !
La raison qui le pousse à commettre ces atrocités, la justice qu’il essaye de rétablir, les motifs qui existent derrière son action, ce sont des éléments qui m’échappent. Mais si notre inconscient collectif l’a inventé c’est qu’il y a une raison.
Les Tunisiens ne vont pas au cinéma, rarement au théâtre et ne lisent pas beaucoup. La télévision est leur seule et quasi-unique consommation «culturelle »
Les émissions télévisuelles constituent la culture et la source de fascination du Tunisien moyen. Il regarde et se nourrit de mélodrame à basse facture, de films d’action, mais surtout des chaînes islamistes où des Cheikhs parlent entre autre du corps féminin et autres chaînes de vidéo-clips arabes où le corps féminin est exposé vulgairement comme un objet de consommation.
Le Tunisien moyen est désorienté et quand on n’a pas les outils nécessaires pour analyser le monde dans lequel nous vivons le repli identitaire pointe son nez comme un refuge probable.
L’extrémisme qui ne cesse de gagner du terrain illustre le désarroi et la crise identitaire des jeunes en Tunisie.

La conviction des quelques Tunisiens (dont le nombre s’accroît de plus en plus) de la nécessité de porter le voile ne découle pas forcément d’un cheminement spirituel mais plutôt, entre autres, des prêches enflammées des Muftis Stars.

Barthes qualifiait les antimodernes de « pessimistes actifs » en référence à leur désire d’un optimisme sans progressisme, une sorte d’« énergie du désespoir ».
Pour revenir à notre personnage de « Challat », je pense qu’il est issu de tous ces éléments combinés. Son action est le fruit de cette « énergie du désespoir » dont parlait Barthes.
Mais pourquoi le « Challat » verse tout son « énergie du désespoir » sur le sexe féminin, sur les femmes qui osent une certaine coquetterie.
Est-ce que le « Challat » veut rétablir le règne du voile –jusque là minoritaire en Tunisie- par la force ?
Son rêve le plus profond ne serai t-il pas la négation du « signe ostentatoire » qu'est la femme ?
Est-ce que le « Challat » tente de terroriser l'objet de sa propre terreur, la sexualité, la femme perçue comme danger, séductrice, obstacle à la paix sociale ?


PS: La photo est de moi (Le sud Tunisien 2003)

10 commentaires:

Big Trap Boy a dit…

J'ai bcp aimé ce post, el chattat ou encore "bouchallout", c'etais un peu le Spiderman de la moralité dans une société immorale jusqu'à l'os.

Monsieur-bien a dit…

Excellent Post, tu a une plume exceptionelle, n'etant pas une fille et donc pas directement concerné ça m'a quand meme fait trembler...Ceci dit la rumeur la rumeur....Je pense que les societés mediterranéennes ont ce besoin de bouche a oreille, de telephone arabe, de dire tout et n'importe quoi, enfin tout de meme si il y a un malade mental qui rode que ce soit à New-York, Londres ou Tunis le mieux serait de le maitriser au plus vite et ne lui donner aucune excuse car je n'en vois pas et surement pas celle de la religion qui n'en serait qu'encore plus accusée à tort.....

Leila Ben Soltane a dit…

Merci pour vos commentaires !
Oui Big Trap Boy la moralité de l'histoire c'est que les gardiens de la moralité à deux sous ont réussit à générer l'hallucination d'un jacques l'éventreur national !

monsieur bien
Ce que je crains c'est que cette histoire ne soit pas juste une rumeur: une hypothèse qui me donne froid au dos mais qui sait ce ne sont pas les fous qui manquent!
Sinon j'aimerai bien savoir comment on arrive à cet état d'esprit? Comment on passe à l'acte? pour quelle motivation

Leila Ben Soltane a dit…

monsieur bien
J'avais relis ton commentaire et ta dernière phrase a attiré mon attention.
À vrai dire je n'accuse pas la religion. D'ailleurs j'ai écrits que les convictions religieuses du Tunisien moyen en général ne sont pas issues d'un cheminement spirituel personnel mais plus d’un béni-oui-oui commode à ce qui règne plus les influences de la surenchère spirituelle de l’industrie florissante des fatwas.

Imperator a dit…

Salut Leila,
L'inconscient commun est trés fertile. les mythes urbains où se conjuguent les peurs les plus basiques avec les aspects les plus modernes se fait tous les jours.
Ce phénomene a gagné en puissance avec la presse "de qualité" qu'on a en tunisie et la diffusion des autres moyens de communication.
Le tunisien est un angoissé perpetuel, il est sentiment coupable qu'il est un pecheur impenitent et en meme temps il est fier de cela.
je veux aussi dire que cette rumeur a eu lieu aussi en egypte.
IK

Mani l'Africain a dit…

nous appartenons à une société moralisatrice. Pas étonnant que de telles légendes enflamment les esprits et qu'on trouve du plaisir à punir ces filles dans notre imaginaire collectif. Ces filles ne sont après tout que des pécheresses coupables d'avoir exposé leur corps.

frustration et refoulement. Notre société a besoin d'une armée de psy.

الكاتب a dit…

أهلا بليلى
;-)

ديما بأسئلتك اللي ما توفاش انتِ؟
:-P


فرحان انّي عاودت لقيتك على الشبكة العنكبوتيّة..وعاودت لقيت جرأة كلماتك، ولو انّي نفضّلهم بالعربي
:-)

تحيّاتي الى الشيخة موزة
:-P

Takkou a dit…

C'est bizarre, mais cette histoire je l'ai entendu au moins trois fois ces 4 ou 5 dernierres années avec plusieures variantes. Ce qui est plus surprenant c'est que la meme histoire à quelques details pres est diffuse en Egypte aussi. C'est ce qu'on appelle le terrorisme psychologique.

Anonyme a dit…

C'est pas tout simplement une légende urbaine comme il y'en a tant et pour toutes les époques ???
C'est comme les histoires de braquages sur l'autoroute sousse-tunis ou l'histoire du mec qui se fait voler un rein après avoir été drogué (absolument impossible dans la plupart des pays vu les procedures en cours ....)

anissa a dit…

Zah! Qu'est ce que c'est juste!!!!
Je connaissais ton court beau métrage je découvre ton blog que je dévore avidement. Ton analyse du challat père fouettard / challat rédempteur, est d'une grande pertinence. Continue. Asta siempre la victoria hermana!
anissa